« En route avec aile » vers le Pamir
La fraîcheur paisible des matinées de Douchanbé précède la montée de la fournaise qui vient étouffer la ville. Mais aujourd’hui, nous ne nous planquerons pas à l’ombre du salon de Véro car nous prenons la route. Chez elle, c’est un joyeux va-et-vient de « cyclos » qui valent à notre amie une réputation d’hospitalité allant même au-delà de l’Asie centrale parmi les voyageurs au long cours. Nos vélos sont trop chargés. Tant pis, il faut dire au revoir, la route règlera les mauvais choix. Il s’est passé deux ans depuis le retour de la dernière grande vadrouille ensemble mais les premiers kilomètres sont d’un surprenant naturel. Rien n’a changé à part nos montures : nous sommes des amis réunis par le désir de découverte.
Le choix de pneus fat semble un bel excès de confiance : les jambes brûlent à traîner ces tracteurs sur l’asphalte dans les premières côtes vers le Pamir. Gros doute – il faudra les traîner peut-être encore 2 000 km… Pour l’heure, un rythme tranquille s’installe, nous n’avons pas envie de voyager pressés. À Rogun, un morne amoncellement de pré-fabriqués jonche un versant entier : une ville d’ouvriers s’affaire à bâtir un caprice du président qui veut « le plus grand » barrage à remblais du monde. Un marché entre 2 et 5 milliards, le PIB du pays est à 9. Pendant que le pays hypothèque son âme sur un chantier vieux de 45 ans quasiment avorté avec la guerre civile, nous rangeons nos préoccupations dans notre poche. Malgré tout, l’espoir de développement économique est grand avec ce projet et les ressources hydroélectriques du pays. Le soir, nous retrouvons des ambiances familières : après avoir sympathisé avec le gérant du petit restaurant, il nous propose de dormir sur un manjar, plateforme surélevée de matelas fins où l’on mange habituellement. Promis, les mecs bourrés de la table d’à côté s’en iront dans 10 minutes. Une heure plus tard, la fatigue d’une journée de vélo nous emporte finalement loin des gueulards toujours accrochés à leur vodka.
L’asphalte laisse place à la piste, le vélo en bambou et les pneus fat semblent enfin un choix intelligent : toutes les aspérités du terrain sont absorbées par le combo confortable. Les premières journées, nous alignons environ 50 km par jour dans l’air sec et encore suffocant à « basse » altitude (1 500 m). Nous rêvons du plateau comme d’une crème glacée. Les fourmis et les mouches perturbent la sieste comme des enfants agités. Consolation salvatrice, notre bon vieux confort de souffrance : les douches froides quotidiennes désengourdissent l’esprit et marquent un second commencement à la fin des journées. Il faut aussi souffrir pour se sentir bien. Les véhicules ont pratiquement disparu, nous sommes seuls avec notre sueur dans la montée vers le premier col. À 3 200 m, des bergers papotent alors qu’à 200 m de là, une ONG démine le col pour libérer l’espace des vestiges de la guerre civile du début des années 1990. Relativité des préoccupations…
Une descente de 35 kilomètres dans une piste démontée et jonchée de gros cailloux nous ramène au plaisir de la vitesse. En bas, la rivière Obikhumbou s’agite dans un torrent invraisemblable et un vacarme assourdissant. Nous sommes éberlués par le spectacle. L’eau et ses formes, fascination d’une vie. En bas, un panneau annonce « Solidream, chui là ! ». Olivier est arrivé ici la veille, il nous attendait. Ce joyeux luron aux allures de Jésus Christ avec sa barbe de plusieurs mois vadrouille autour de la Terre depuis 7 ans en vélo-parapente, « en route avec aile ». Déjà en contact via Internet, la perspective de partager un bout de chemin l’enchante tout autant que nous. Amir, cuisinier pour un chantier Pamir Energy, a accueilli Olivier la veille et prête le lieu de ce qui s’apparente plutôt à des retrouvailles. Le thé et le pain, parfois un melon, le tadjik n’a rien perdu de sa générosité d’accueil. Olivier voyage seul, nous à plusieurs, mais la nature de nos rêves converge sur plein d’aspects. En somme, c’est une belle rencontre amicale. Le soir, les anecdotes de voyage sont partagées au bord du Panj, le fleuve est la frontière naturelle entre le Tadjikistan et l’Afghanistan sur plusieurs centaines de kilomètres. Du haut de leur mobylette ou de leur cheval, des Afghans nous saluent depuis la modeste piste de l’autre côté. Évidemment, les jours suivants, le regard se porte sur ce pays dont le seul nom remplit des millions de personnes d’effroi. Pourtant les villages oasis en terre crue à flanc de versant bordés de peupliers ont franchement plus belle allure que le béton soviétique côté tadjik. Des enfants font signe qu’ils aimeraient bien qu’on nage vers eux pour partager un thé alors que des femmes en burqa semblent marcher en procession. Parfois la piste inachevée s’arrête abruptement dans une falaise et reprend quelques dizaines de kilomètres plus loin. Entre deux, de modestes hameaux sont en autarcie, reliés à l’intérieur du pays par un mince sentier de mule, cordon ombilical vers le reste du monde. Un autre univers, à la fois si proche et si lointain.
Olivier nous fait rêver : à l’approche de la vallée de Bartang, il voudrait nous faire une démonstration. L’idée de grimper des montagnes et de les redescendre par la voie des airs est parfaitement fascinante. Face aux pics afghans, il s’élance un matin pour un vol court. À l’atterrissage, les yeux écarquillés et l’expression vibrionnante trahissent le drogué après son shoot. Il a eu sa dose, nous aimerions bien essayer sa came. Nous roulons encore quelques jours ensemble, toujours soucieux d’échanger nos visions de la vie et de densifier cette rencontre précieuse. Autour de nous, les hauts sommets semblent avoir été tranchés par la force du temps. Les lumières d’altitude épurées par l’air sec reluisent sur les versants ocres effrités, les montagnes semblent couvertes de paillettes. Le soir, les scintillements des rayons ardents laissent place à la danse des étoiles. La vallée est un stroboscope, c’est la fête dans la Bartang.
Olivier repart le lendemain sur son chemin vers la France, nous voici à nouveau trois face à nos rêves.