Les défis de l’auto-production
Du clip de vacances filmé à la GoPro au long métrage documentaire de voyage, l’apprentissage est long. D’ailleurs, où se situe vraiment la limite ? Nul ne peut vraiment le dire et c’est probablement très bien ainsi. « Et vous arrivez à en vivre ? », nous demande-t-on presque à chaque projection. Deuxième question fréquente : avec les prix que vous gagnez, comment ça se fait qu’on ne vous voit pas à la TV ? Ah, ben ma petite dame, si vous saviez ! C’est justement ce que nous allons essayer d’expliquer : comment le monde du film « découverte », puisque c’est comme ça qu’on l’appelle dans l’industrie télévisuelle (si, c’est une industrie), repose essentiellement sur l’argent public ? Et comment le formatage TV ne nous programmera probablement jamais dans les tuyaux de la TNT ?
Le processus de financement classique, ou la course à l’argent public
CNC : Centre national du cinéma et de l’image animée. Cet organisme gouvernemental a notamment pour mission de réinvestir l’argent de la redevance TV dans la production audiovisuelle (nous nous bornons ici à parler de TV, même s’il y a aussi à dire sur le cinéma). Dit simplement, votre argent finance au moins une partie des films qui seront diffusés sur les grandes chaînes et le câble. Quel part ? Ça dépend, mais disons en général la moitié du budget, sachant qu’un documentaire de 52’ (format TV, on y revient après) est au bas mot de 150 000 €. Si le film est vendu au service public (France Télévisions), cette part dépasse forcément la moitié puisque le service public est financé par… ben oui, par vous.
Jusque-là, rien à dire, ce système permet a priori de favoriser la création audiovisuelle et la boucle paraît vertueuse. Le problème, c’est quand cette même créativité se heurte à son contraire : le format. La durée d’abord : 52 minutes est le grand classique pour offrir une heure d’antenne, les 8 minutes restantes étant comblées par la publicité et les annonces de la chaîne. La charte éditoriale aussi : chaque chaîne a la sienne, mais disons que toutes se conforment dans le souhait de voir le spectateur ne pas zapper – difficile de leur reprocher. Par exemple, les programmes longs à démarrer ou les mises en forme trop originales seront écartées. Bien sûr, il y a des exceptions : Arte par exemple qui prend quelques risques à parfois programmer des ovnis, ou bien les films produits au préalable pour le cinéma (sachant qu’ils sont bien souvent financés aussi en vue d’une diffusion TV). Mais ces derniers sont annoncés comme films, pas comme programmes – et la sémantique traduit ici une différence d’approche fondamentale.
Les producteurs les plus à même de satisfaire ces formats sont donc favorisés. Aux yeux du système en place, ils sont effectivement efficaces – pilotage par l’audience. Nous trouvons que l’argent public devrait satisfaire un autre idéal que le seul profit : quid de la valeur esthétique d’une œuvre ? Car cela crée en réalité une atmosphère de copinage parfois assez démotivante : si vous voulez passez à la TV, vous devez être produit par une personne en laquelle les chaînes font confiance. Cerise sur le gâteau, certaines productions, à force de produire, bénéficient d’un compte automatique au CNC : c’est-à-dire que le simple fait d’annoncer la vente d’un film débloque les fonds nécessaires. Evidemment, tout n’est pas à jeter. Nous avons rencontré des producteurs qui créent du « programme » qui vaut la peine d’être vu. Mais quand on sait que l’argent public a financé des magazines tels que Confessions Intimes ou Tellement Vrai, il y a de quoi être écœuré. Le plus triste finalement, c’est quand ces programmes font de l’audience – leur légitimité à percevoir les aides se confirme.
Et le film de voyage dans tout ça ?
Pour un film de voyage, il y a une autre pression : le temps de tournage. Jamais de la vie nous ne pourrions justifier 3 ans de « tournage » sur notre périple autour du monde à vélo, et c’est bien normal. Après tout, nous étions partis en priorité pour faire un voyage, pas pour tourner un film. Le problème est quand ça fonctionne dans l’autre sens : une production peut très bien vous imposer, pour des raisons budgétaires, de faire votre film en 10 jours ! Que veut dire « film d’aventure » ou « film de voyage » dans un tel contexte ? Bien sûr, ça n’a plus de sens. Et à en croire certains bruits de couloir, des émissions telles que Rendez-vous en terre inconnue, évidemment tournées en l’espace de quelques jours, n’hésitent pas à déplacer des villages entiers pour les besoins du tournage et la beauté du cadre. Que ça soit vrai ou pas, il ne faut pas se leurrer : le résultat, tellement « humain » à l’écran, est préparé par une escouade de « fixeurs » (personnes payées pour préparer le terrain, les interviews, les rencontres) et de bons gestionnaires de planning – pas évident de convaincre Gérard Jugnot de se libérer plus d’une semaine. Quant à savoir s’il y a de l’éthique à mettre des stars à l’écran pour faire grimper l’audimat, nous vous laissons juges. Il est courant de voir des tournages pliés en quelques jours, où les cadreurs de la production décident l’emplacement de votre tente pour faire une image avant d’aller à l’hôtel en voiture de location.
Soyons clairs : tout récit comporte sa part de mise en scène. Mais on peut critiquer une scénarisation trop grossière d’un documentaire, car ce qui est en jeu est bien plus important : il y a une différence entre rejouer une scène de vie authentique et demander aux gens d’être ce qu’ils ne sont pas. En fait, c’est passer du documentaire à la fiction, et donc faillir à la mission pour laquelle l’argent public a été débloqué en premier lieu.
Alors, quand nous entendons parfois que Solidream est devenu une entité trop « commerciale », nous souhaitons rappeler que rien n’est gratuit. Nous nous plaisons dans l’indépendance précaire qui est la nôtre : nous ne devons rien à personne, si ce n’est à celles et ceux qui encouragent le projet via les financements participatifs. Il y a un peu de pression, mais elle est positive : nous nous sentons encouragés pour être ce que nous sommes. L’autre avantage, c’est que nos films sont forcément faits pour vivre, avec plusieurs diffusions auprès du public, et non pour une diffusion unique, tellement symptomatique d’un système qui consomme pour jeter aussitôt. Alors c’est vrai que ça changerait pas mal la donne de bénéficier d’un statut d’intermittent ou de toucher quelques aides publiques officielles. Nos projets iraient plus vite et nous pourrions proposer plus de choses en accès libre sur Internet. Il existe pas mal de nouvelles aides pour les créations web et il n’est d’ailleurs pas exclu de nous retrouver un jour bénéficiaires du système que nous venons de critiquer. Mais vous pouvez être sûrs d’une chose : nous aurons négocié de vivre un vrai voyage et le film qui en sortira retranscrira une réalité.
Tout ça pour dire que « en vivre » dépend de vous, et malheureusement vous n’avez pas le choix (puisque, d’une manière ou d’une autre, vous financez déjà l’audiovisuel public). À quand, par exemple, un système où chacun pourrait choisir à quel projet de film octroyer sa redevance ? Chacun serait fier de voir un projet soutenu voir le jour. Les producteurs et réalisateurs indépendants se sentiraient plus à l’aise que d’avoir l’impression de percevoir des « dons » sur Ulule. Certains diront que c’est la porte ouverte au populisme et vous aurez peut-être raison. Tout se jouerait encore plus à la com’ : celui qui touche le plus de monde empoche le plus. Cela reste à prouver, car les faits sont têtus : la diversité des projets qui sortent des plateformes de financement participatif est clairement remarquable et monsieur Toulemonde y a sa place. Le documentaire « Demain » a certes été porté par une « star » (Mélanie Laurent), mais son succès populaire est dû à bien plus qu’une simple tête d’affiche. Et lorsque les artisans sont au même pied d’égalité que les célébrités, n’est-ce pas un signe encourageant d’égalité ?