L’honneur d’inviter n’est pas bafoué
Nous nous retournons une dernière fois au coin de la rue pour saluer Yannick. Les longues discussions jusque tard dans la nuit que nous entretenions vont nous manquer. De son côté, il risque de trouver son appartement bien grand après avoir hébergé Siphay et Morgan pendant une dizaine de jours dans son salon. Taz, l’hôte de Brian, qui vit quelques rues plus au Sud, décide de nous accompagner à vélo pour les premiers 25 km. Nous pourrions être heureux d’avoir de la compagnie mais ce départ fait partie de ceux où nous roulons silencieux, pensifs, nostalgiques… Nous espérons retrouver Yannick à Doushanbé, 1700km plus loin, où sa petite amie prévoit de nous héberger à son tour pour quelques jours. C’est le 6 mai que nous quittons Almaty.
Pour préserver l’anonymat de certaines personnes, nous avons changé des prénoms dans cet article.
La vallée aux mille couleurs
Deux jours à rouler en longeant la chaîne de montagne Alatauy où les sommets enneigés contrastent avec les collines vertes sur lesquelles les bergers conduisent leurs troupeaux.
Le spectacle est grandiose le soir venu : les montagnes s’enflamment. Les sommets flirtent avec les nuages et cette masse blanche se teinte de jaune puis d’orange. Nous sommes des spectateurs silencieux, subjugués.
Au Kirghizstan, après avoir passé le col Tôô-Ašuu, nous décidons de quitter l’axe principal pour nous aventurer dans les montagnes. L’idée est simple : couper tout droit à travers les montagnes sur une piste que Brian a identifié sur une carte trouvée sur internet. Le risque ? Nous ne savons pas si la piste est praticable en cette saison.
Les premiers 50km nous mènent à Kyzyl-Oj. La piste est légèrement descendante et le décor digne des plus beaux reportages de National Geographic. Nous n’expliquons pas comment ces montagnes peuvent donner de tels reflets, de telles couleurs. Toutes les gammes de vert viennent se mélanger au jaune, au violet. Sur la roche d’un gris bleu métallisé apparaissent des motifs allant du blanc au rouge. Ce jour là Morgan écrit dans son journal : « J’avais envie de pleurer tellement c’était beau. Si Dieu existe, c’est un artiste. ».
Vers 19h nous sortons de la rivière, propres et présentables. Nous allons dans le seul magasin du village et achetons 1kg de pâtes et 3 boîtes de sardines. Le propriétaire de ce petit commerce, curieux et intrigué par nos vélos, nous posent les questions classiques. Vous venez d’où ? Vos noms ? Quels âges ? Depuis quand ? Combien de mois de voyage ? Où dormez-vous ce soir ? Nous lui montrons notre tente et lui expliquons que nous partons camper à l’extérieur du village. Avec ses mains jointes en triangle devant son visage il nous explique qu’il a un toit pour nous. Comme d’habitude nous prenons nos précautions pour éviter tout mal entendu, lui expliquons encore une fois que nous avons une tente, un réchaud pour cuisiner, des duvets et montrons nos poches vides. Il nous répond illico : « Niet dollars ». Pour célébrer la venue de ses nouveaux invités, il sort une bouteille de vodka et 4 verres à shooter. Il nous faudra moins de 15 min pour finir la bouteille, ralentis par un client qui négocie pour pouvoir nous avoir aussi chez lui. L’hospitalité est naturelle ici. Il est bientôt 20h et nous marchons éméchés en direction de sa maison.
Qui sont les riches ? Qui sont les pauvres ?
« Salamaleykoum ». Sa femme est surprise, le premier contact est froid. Puis elle s’en va avec son mari, revient quelques minutes après avec un grand sourire et nous invite à nous asseoir à table. Nous expliquons que nous avons notre nourriture mais la femme ne veut rien savoir. Elle nous prépare un plat comme une mère pour ses enfants.
La porte du salon s’ouvre et sort une femme à l’accent belge : « C’est vous les français ? ». Tandis que nous nous sommes à peine présentés nous apprenons que Marie travaille dans l’ambassade de Belgique d’Astana au Kazakhstan, qu’elle a beaucoup voyagé et qu’elle parle couramment le russe. Nous apprenons aussi que nous sommes dans une maison d’hôtes et qu’habituellement les gens comme Marie ses deux amis et leur guide, payent pour manger et loger sous ce toit. Le malaise est né. Nous sommes gênés et Marie commence à faire notre interprète.
Marie s’adressant à nous : « Ce monsieur souhaite vous inviter à manger et dormir chez lui. Acceptez-vous son invitation ? »
Nous : « Oui, c’est bien ce que nous avions compris. Pouvez-vous le remercier pour nous ? »
Marie, après avoir fait passer notre message, nous demande d’un ton sérieux : « Est-ce que vous acceptez son invitation ? »Nous, étonnés qu’elle nous repose cette question : « Bien entendu, nous sommes heureux d’être ici ce soir. »
Nous mangeons assis à table avec nos hôtes tandis que les 3 clients et le guide sont dans la pièce d’à côté. Nous partageons un moment d’échange riche comme nous avons parfois la chance de le vivre, malgré la barrière de la langue. La femme nous ressert sans arrêt à manger, du thé et du dessert. Elle démontre un réel plaisir à nous accueillir chez elle et nous lui faisons bien sentir à quel point nous sommes heureux de son accueil. Le repas se termine tout comme l’effet de la vodka. Marie, après être allée discuter avec celle qui vient de nous gâter, revient vers nous.
Marie, comme si elle nous annonçait un décès : « Je viens de payer pour votre couvert et votre logement car je ne conçois pas que 3 jeunes européens puissent se faire offrir un tel privilège par ces gens-là. »
Nous prenons quelques secondes avant de réagir : « Merci de vouloir bien faire. Mais pourquoi est-ce que vous faîtes ça ? Nous n’avons rien demandé, eux non plus d’ailleurs.»
Marie, d’un ton dramatique : « Ces gens-là vivent dans une extrême pauvreté. Ils n’ont rien. Tandis que vous, même si voyagez modestement, vous possédez beaucoup plus d’argent qu’eux. »
Nous sommes agacés mais restons calmes et polis. Elle continue quelques minutes à nous expliquer la misère dans laquelle vivent ces gens, comment nous, européens nous devons nous comporter avec ces gens… Le monologue ne dure pas bien longtemps car nous ne voulons pas engager un débat devant ces gens qui nous ont ouvert leurs portes. L’idée nous vient de partir planter la tente dans la nature plutôt que d’être traité comme des mendiants, si ce n’est des voleurs, par cette femme au jugement hâtif. Mais, par respect pour nos hôtes, nous resterons la nuit à dormir sur la moquette du salon. Le matin, nous les remercions comme nous pouvons et filons sans prendre le petit déjeuner qu’ils veulent pourtant nous servir. Nous expliquons que nous sommes pressés, que la météo est bonne et que nous devons en profiter…
Siphay décrit : « Je suis abasourdi par ce qu’elle vient de dire. Je prends bien conscience qu’elle est de bonne intension, mais cette dame qui ne me laisse pas en placer une, n’écoute pas et ne réalise pas la conséquences de ses actes. Je me sens humilié alors que nous ne réclamions rien. Le rapport d’hospitalité avec cette famille est quelque peu bafoué désormais, alors qu’elle ajoute : « Profitez de leur générosité ! ». Le mari n’a pas l’air au courant de la transaction entre les deux femmes. Je souhaite partir, mais le regard de cet homme est pétillant, je le traduis par le bonheur, celui de pouvoir recevoir, nous les étrangers. Je donne ma voix pour que nous restons… Jamais nous ne profiterons comme disait cette femme. Nous voyageons pour l’échange humain, sans penser aux histoires d’argent, car les choses deviennent plus simples sans cette notion.»
De toute expérience il y a quelque chose à apprendre
Marie veut bien faire, son intention est bonne et nous n’en doutons pas. Mais il y a quelques points que nous aimerions éclairer, à défaut d’avoir pu le lui dire en face. En effet, il semble plus difficile de communiquer avec une personne bornée dans SA réalité qu’avec un étranger ne partageant aucune langue commune.
Marie a lu sur Wikipedia ou Lonely Planet que le Kirghizstan est un pays « extrêmement » pauvre. Nous ne pouvons pas nier les chiffres. Ces familles que nous rencontrons dans la campagne du Kirghizstan, bien souvent, ne possèdent ni eau courante, ni électricité. Ils n’ont pas de voiture ni moto. Les enfants ne peuvent éveiller leurs esprits devant les jeux vidéo et la télévisionn encore moins rêver du dernier iPhone. Mais pour l’eau ils ont toujours une source naturelle à proximité, le soir ils mangent à la bougie et se chauffent au feu de bois. Les enfants sont habiles pour monter à cheval et aiment jouer à l’extérieur. Leur sourire ne les trahit pas : ces gens-là sont heureux.
Brian écrit dans son journal ce soir-là : « La question est épineuse. Nous avons bel et bien été invités par cet homme. Après tant de temps sur les routes, nous concevons qu’il puisse être généreux, même en ayant soi-disant rien. Mais ce n’est pas commun de donner sans recevoir dans notre conception occidentale de l’échange humain. Quand, ensuite, Marie nous fait porter le chapeau en disant que ce serait le ‘plus grand des affronts’ de vouloir s’en aller, c’est en fait elle qui lui fait l’affront par notre intermédiaire : elle leur enlève le privilège qu’ils s’étaient offerts de nous avoir invités, sous prétexte qu’elle aurait plus d’argent et que eux seraient pauvres. Pour lui rendre service à elle de ne pas avoir à s’expliquer et pour ne pas froisser nos hôtes, je dis aux gars que nous devrions rester dormir. »
Marie, d’après nous, est victime de ce que nous appellerons le « syndrome du touriste trop informé ». Son jugement est trop influencé par ce qu’elle a lu dans les guides et sur Internet. Elle arrive chez ces gens convaincue qu’elle vient de mettre le pied chez des pauvres, des miséreux. Il en résulte qu’elle ne perçoit même pas le bonheur, l’amour et la sincérité qui domine sous ce toit.
Précisons que la famille nous ayant invité dans leur maison d’hôte est, d’après nous, une des plus « riches » (au sens numérique) du village. Ils ont eau courante, électricité, vitres et murs en béton. Ils possèdent une voiture et des engins motorisés pour les travaux des champs. Nous avons appris aussi que 3 de leurs enfants étudient ou ont étudié à Bishkek, la capitale. Le mari tient un des seuls magasins du village tandis que la femme gère la « guest house ».
Nous avons côtoyé la pauvreté et la misère pendant ce voyage. Dans les favelas du Brésil, les bidonvilles de Bolivie ou du Venezuela sans oublier la déchéance des indiens d’Amérique du Nord. Nous avons été très affectés par les regards vitreux et vides de tout espoir chez les aborigènes d’Australie. Oui, la misère et la pauvreté existent !
Mais qu’est-ce que la pauvreté ? N’est-ce pas un concept né des villes ? Peut-on être « riche » sans rien posséder ? Pourquoi définissons-nous la pauvreté par des chiffres dont l’unité serait la monnaie ? Pourquoi ne pas utiliser des indices de bonheur et de qualité de vie pour dire qui sont les pauvres et qui sont les riches ?
Ne confondons pas rusticité et misère, richesse et bonheur. Ne jugeons pas l’autre à travers sa parure mais apprenons à lire dans ses yeux et à apprécier son sourire. « Ce qui fait la valeur d’un homme, c’est ce qui lui reste quand il est à poil », nous disait un de nos professeurs au lycée, devenu ami aujourd’hui.
Enfin, après cette histoire, nous nous sommes posés une question simple : si Marie souhaite inviter une personne chez elle qui s’avère être beaucoup plus fortunée qu’elle, serait-elle profondément vexée de recevoir de l’argent sous prétexte qu’elle est plus « pauvre » ? Inversement, demande-t-elle un relevé de compte en banque avant d’aller chez les gens chez qui elle est invitée habituellement en Europe ? Offrir l’hospitalité ne peut-il être vu comme un privilège plutôt qu’une contrainte ?