Les bergers d’altitude
L’intensité de son regard émeraude, le vert flamboyant de l’iris, contrastent si merveilleusement avec le teint de sa peau burinée. Autour de ses yeux convergent les rides de celui qui plisse les paupières sous le soleil éclatant des hauts plateaux. « Le chasseur », traduction de son prénom pamiri, est installé pour les trois mois de l’été sur les hauteurs, juste après le redoutable col de Kok Jar : une montée de trois kilomètres à 12 % de moyenne ! Il partage une vieille tente de fabrication russe avec sa femme et un second couple de bergers. Ensemble ils veillent sur le bétail comptant soixante-dix têtes. Le reste de l’année ils retrouvent leurs familles dans le village de Yapshorv, hameau de la vallée de Bartang, à une centaine de kilomètre de là.
Heureux d’accueillir les voyageurs, ils nous offrent du thé, du lait cru et du pain que nous recouvrons de beurre. Nous partageons avec eux nos biscuits secs et le délicieux halva qu’il reste dans nos sacs. Ce halva est une préparation sèche, dense et friable à base de crème de sésame et de miel mais il existe de nombreuses façons de composer ce mets. En Inde par exemple il est traditionnellement fabriqué à base de semoule, en Algérie ils utilisent des amandes et des pistaches tandis qu’en Arménie il existe un halva à base de farine.
Nous roulons à présent vers l’est, accompagnés d’une brise favorable jusqu’à ce que nous estimons être la rivière Kokuibel. Nos gourdes vides sont plongées dans l’eau glacée tandis que Brian sort la carte pour faire le point : « c’est quoi ce bordel ! ». Les kilométrages enregistrés sur nos compteurs ne coïncident pas avec les distances indiquées sur notre seule référence au 1 :500 000ème. Le doute s’installe tandis que nous comparons le terrain, le relief, l’orientation de la rivière et le cap d’où nous venons. Sommes-nous là où nous pensons être ? Une interrogation connue des voyageurs et un doute nécessaire pour ne pas s’acharner dans une voie sans fin. Heureusement, dans un environnement montagneux il est plus simple de s’orienter qu’en terrain plat ou en jungle. Nous suivons la rivière vers le nord puis la traversons pour suivre un cap nord-est. Le vent aussi a changé d’orientation et la note est salée. Quatre heures sont nécessaires pour faire vingt-cinq kilomètres ! Dans cette épreuve psychologique, un ange apparaît entre deux bourrasques. Elle a treize ans, le visage rond, les pommettes rouges carmin et les cheveux recouverts d’un tissu aux dominances corail. Elle est kirghize et nous souhaite la bienvenue sur ses terres. Officiellement, depuis l’époque stalienne, nous sommes au Tadjikistan mais dans les faits les hauts plateaux du Pamir sont occupés par les nomades kirghizes. L’été dans les pâturages et l’hiver dans quelques rares bourgades dont Karakul et Murghab.
Le vent souffle de plus en plus fort, nous dessèche physiquement et mentalement. Il est vicieux et lâche, il nous frappe sans relâche aussi faibles que nous sommes. Les éléments s’acharnent sur nous : le terrain est de plus en plus sableux et l’eau absente depuis plusieurs heures. Il ne manquerait plus que la montagne s’enflamme !
Il est environ 20h lorsque le maigre filet d’eau baptisé Muzkol vient humecter nos gorges racornies. Le soleil plonge derrière l’horizon, comme fatigué de contempler notre labeur. Ici-bas nous luttons toujours contre le vent qui lève maintenant des nuages de sable envahisseurs. Les grains de minéraux sont si fins qu’ils remplissent notre tente, la moustiquaire n’y faisant rien. Ce soir le riz croustille et les cauchemars, s’ils surviennent, illustreront trois pauvres voyageurs ensablés vivants dans leurs duvets.
Karakul, lac salé situé à 3900m d’altitude, abrite un triste village éponyme dans lequel nous retrouvons quelques signes de civilisation. Les maisons sont grises, délabrées ou abandonnées en cours de construction, les chiens errants maigres, les charognards nombreux dans les airs et le premier gamin que l’on rencontre tend une main sale au bout d’un visage morveux. Il réclame de l’argent avant de dire un éventuel bonjour qui ne viendra jamais. Que faire ? Quelle est la réaction appropriée face à la mendicité d’un enfant ? Cette question finit généralement par hanter tous les voyageurs occidentaux dotés d’un minimum de compassion. Certains diront qu’il faut donner quelque chose, d’autres affirmeront le contraire. Y a-t-il une réponse plus juste que l’autre ? Plus que la simple intention de l’âme charitable ce sont les conséquences de l’action qu’il est préférable d’anticiper. Le comportement que l’on a face à un jeune français, bolivien ou kirghize participe à son éducation et à son appréhension du monde. Nous pouvons donc choisir de répondre ou non à la mendicité précoce en parents bienveillants et responsables, jugeant de l’impact réel de notre action sur son avenir. Le gosse quémandeur et surpris de notre réponse : « Comment t’appelles-tu ? Tu as quel âge ? Tu as vu nos vélos ? Ça c’est du bambou … » Un sourire éclaire son visage et il nous indique le « Homestay » que nous cherchons. Le lendemain l’enfant revient avec son vélo et Morgan essaye de réparer le tas de ferraille rouillée. Le résultat n’est pas fameux, il lui manque deux rayons sur trois et ses jantes ressemblent au grand huit du parc Astérix…
À quelques kilomètres au sud de Karakul un camp d’été composé de trois yourtes abrite le jeune Abdou Salam. Pendant trois mois il s’occupe des six vaches et trois yaks de la famille, le reste de l’année il étudie à Batken au Kirghizistan. Il rêve de devenir instituteur.
Morgan : « Pourquoi est-ce qu’on ne voit pas de chevaux dans cette région ? »
Abdou : « Car les chevaux mangent beaucoup et il y a peu de verdure à cette altitude. On préfère la réserver à notre bétail. »
La réponse est tellement évidente qu’on n’y avait même pas pensé !
Après un col à 4 600m, une longue descente mène à Murghab, ville encaissée à 3 650m d’altitude dont toutes les routes fuient vers les hauteurs plus sérieuses du plateau. Le bazar y est d’une tristesse déconcertante. On y observe de pauvres conteneurs posés en vrac dans lesquels nos modestes marchands ont trouvé refuge. Sur de fébriles étagères en bois sont entreposés des abricots séchés venus de l’ouest du pays, des dattes iraniennes et des bananes équatoriennes !!!
Quelques jours de repos pour ménager le genou de Siphay et un passage à l’hôpital pour soigner les maux de ventre de Brian précèdent quelques expéditions environnantes. Pour atteindre les sources chaudes d’Eli-suu nous remontons cinq cents mètres de rivière le vélo sur l’épaule. La tâche est finalement assez périlleuse et nous mettons plus d’une heure pour parcourir ce demi kilomètre… Aussi, nous partons deux jours dans les montagnes pour chercher le vieil observatoire astronomique indiqué sur nos cartes sous le nom de Shorbulog. Quelques clous démontés permettent d’accéder à l’intérieur : on y trouve des relevés scientifiques daté de 1972 avec les en-tête de l’URSS. Tout est en vrac, comme si le dernier occupant de ces lieux était parti dans l’urgence, laissant dernière lui des années de relevés précis… En bon russe, il a oublié une bouteille de vodka sur son bureau !