« À tout héritier, il faut un héritage »
Discours de Guy de Lapomarède, le 31 août 2013, Port Camargue
Le jour de notre arrivée après 3 ans de voyage autour du monde, nous avons invité au micro un homme qui a participé à la genèse de notre projet d’aventure. Guy de Lapomarède est le père spirituel des aventuriers du Kim, ceux-là même qui nous ont emmenés en Antarctique et qui ont grandement contribué à faire naître Solidream. Son discours a suscité une grande émotion, à la fois pour lui, pour nous, pour Claude et Daniel (deux anciens du Kim présents) et surtout dans le public. Nous voulions partager ce moment fort du voyage avec vous. Voici ses mots :
« Mes chers amis, nous sommes tous ici réunis pour fêter le retour de ces garçons qui ont su, avec un rare talent, nous faire partager leur fabuleuse épopée. Claude m’a demandé de vous dire ces quelques mots, bien que je ne sois pas le plus qualifié pour cela. Peut-être mes cheveux blancs ont-ils joué un rôle dans son choix. Mais je préfère croire que c’est la profonde amitié qui nous lie, depuis le jour où nous avons partagés, autour d’une table, il y a longtemps, un projet qui semblait parfaitement déraisonnable. Je veux parler aussi au nom de toutes celles et de tous ceux qui ont cru à cette folle entreprise. Ils ont aussi les cheveux blancs et, pour certains, ont déjà quitté discrètement la route. Il ne serait pas juste que je passe sous silence les premiers pas de vos pères sur ces voies escarpées de la grande aventure. Ils ont pris de l’altitude en suivant à la lettre le vieux dicton populaire : « Il vaut mieux voler avec les aigles que gratter avec les poulets. » Bon sang ne saurait donc mentir et vous avez su avec panache relever le challenge. Vous êtes partis sur cette longue route il y a trois ans à la recherche de vos limites extrêmes, pour tenter d’atteindre l’inaccessible étoile que chantait Brel. Ces hommes exceptionnels vous y ont précédés. Un jour, ils sont partis tracer leur propre voie. Ils ont laissé leurs empreintes sur des pistes improbables, ils ont suivi d’étranges transhumances vers des dieux de pierre inconnus, vers des royaumes de glace ou le ciel et la mer s’épousent dans des noces furieuses et sublimes. Mais d’autres étaient partis avant eux, et d’autres encore avant, et encore avant. Certains se sont effacés dans des déserts sans nom ou des mers ignorées, d’autres, après avoir été au-delà des limites de l’espèce se sont couchés pour toujours, sentinelles égarées dont les yeux de cristal ont imploré une dernière bouffée d’oxygène ou l’ultime geste de miséricorde. D’autres enfin ne sont plus revenu d’un voyage intérieur où ils se sont perdus. Ce soir, je voudrais vous raconter une histoire, celle de ces hommes qui ont permis qu’à votre tour, vous puissiez dire sans aucune vanité mais avec de la lumière plein les yeux, que la terre est bien ronde. Car à tout héritier il faut un héritage. Les histoires commencent toutes de la même manière, par « il était une fois ». Mon histoire est d’autant plus belle qu’elle était totalement improbable. Donc, il était une fois des copains qui aimaient l’odeur des moteurs surchauffés, ces dragons de métal rugissants qui pissaient l’huile sur le cuir de leurs combinaisons. Ils vivaient de bruits et de fureurs déchaînées. Puis ils firent un rêve, une drôle d’idée qui peu à peu se transforma en idée fixe. Ils vendirent les motos, puis dans un grand chaudron ils mirent de l’acier, du bois, des rêves et de l’inox, de l’amitié, un moteur de récup, un zeste de Kipling, quelques kilos de peinture et des envies de lagon bleu. C’est dans cette potion magique que naquit « Kim ». Quelques-uns ici, dont certains ressemblent de vieux croûtons ont assistés à l’accouchement. Un matin, Kim fut baptisé avec l’eau du Rhône. Mais ce bateau dans son genre était un drôle d’oiseau, un albatros sans doute. Il avait hâte de quitter le nid qui l’avait vu naître. Il a déployé ses ailes blanches avant de disparaître derrière l’horizon, laissant au cœur de ceux qui restaient sur la grève le regret d’avoir des semelles si lourdes. Cinq années ont alors passé. Notre vie de terrien a continué, tranquille et lisse, puis un matin, le téléphone a sonné : « Guy ? Nous sommes à Marseille, au port de la Pointe Rouge ». »
« Il y a trente et un ans, et pourtant, l’émotion fait encore trembler ma voix. Nous sommes rentrés à la maison pour partager un reste d’Antarctique, un bocal de phoque au gasoil, et nous avons parlé de vos projets. Ils étaient fous, parfaitement irréalisables. Mais il y avait en vous de telles certitudes que nous avons compris que tout était possible, qu’il suffisait de le vouloir. Et nous avons pensé à ce repas pris au Teil six ans auparavant… Effectivement, impossible ne faisait pas parti de votre vocabulaire… Je dis à ceux que nous fêtons aujourd’hui, bravo et merci, car vous avez su faire honneur à l’héritage. Lénine a écrit : « Là où il y a une volonté, il y a un chemin ». Vous aviez la volonté et vous avez su tracer le chemin. C’est le voyageur qui fait la route, mais en retour, c’est la route qui recrée le voyageur. Je reprends ces mots de Kipling : « Savoir méditer, observer et connaître, sans jamais devenir sceptique ou destructeur. Rêver, mais sans jamais laisser le rêve être le maître, penser sans n’être qu’un penseur. » Vous n’avez pas trouvé les diamants de Golconde, ni l’or des Incas, ni celui du Yukon, pas plus le Bouddha de jade, ni les émeraudes ou les rubis du royaume du millier d’éléphants, encore moins fait glisser entre vos doigts les perles noires des trésors Mogols. Non ! Sur votre si longue route, vous avez découvert d’autres joyaux. Vous avez découvert la tolérance et la fraternité que tous les hommes, quelle que soit la couleur de leur peau ou les dieux qu’ils vénèrent, ont le même regard si on vient à eux les mains tendues, pour donner ou recevoir dans un sourire. Vous avez appris à ne plus juger, mais à comprendre, vous avez partagés l’abondance ou les vaches maigres, vous avez su voir la lumière sur les visages de ceux qui vous ont accueillis. Vous avez appris quelques mots de leur langue étrange pour dire « merci ». Vous avez équitablement partagés vos peines, vos souffrances, la précarité de situations intenables, le froid, la faim, le doute parfois et l’envie de tout laisser tomber. Mais aussi des bonheurs intenses devant la beauté sublime du monde, celui d’être ensemble, de relever des défis insensés, de tomber et de retrouver l’énergie pour repartir, tracer la route, toujours plus haut, toujours plus loin… Alors, ces quelques mots pour vous dire « MERCI», merci d’avoir su nous faire rêver, à des années-lumière de nos mornes quotidiens, merci de nous avoir donné pour quelques instants l’illusion que nous étions gauchos, pêcheurs de baleine ou conquistadors, que nous vivions les splendeurs de l’Annam, où que nous cheminions sur la route de la soie pour dormir à Samarcande. Guy de Larigaudie a écrit après un raid Paris Saigon en 1937 : « Si tu veux tracer un sillon droit, accroche ta charrue à une étoile ». Merci de nous avoir fait rêver de cette étoile. Merci d’avoir réveillé en nous cette sensation merveilleuse qui n’appartient qu’à l’homme, la capacité d’imaginer et de bâtir des mondes chimériques, de revisiter nos contes d’enfant, avec des citrouilles et des bottes magiques. Merci de nous avoir fait croire un instant que nous étions devenus ces aventuriers partis vers le soleil couchant à la poursuite de l’Eldorado. Il me reste un vœu à formuler, je souhaite qu’à leurs tour, vos enfants prennent la route, pour faire que l’impossible passe avant le raisonnable. Merci d’avoir eu la patience de m’écouter. »