Au Tadjikistan, « leur cœur ne vieillira jamais »
Finie l’attente des dernier jours où l’on se persuade de l’utilité de chaque minute, où l’on s’invente une énième vérification du barda nécessaire à l’aventure. En réalité le départ est déjà acté, le sablier s’égrène et esquisse le mouvement qui nous pousse vers l’ailleurs. Un léger sentiment de tricher en montant dans l’avion : la démarche est différente de notre grande boucle, nous quittons la maison sans la satisfaction de gagner chaque kilomètre au prix d’un effort juste. Il faut assumer : nous partons cette fois-ci nous imprégner d’une seule région pour en revenir abruptement par la voie des aéroports. Istanbul d’abord, où des indonésiennes musulmanes intégralement voilées côtoient les touristes en short des tour operator. Ailleurs, des business men pressés par les notifications de leur smartphone s’affairent à répondre à leurs e-mails. Puis Douchanbé, enfin, où nous retrouvons notre amie Véronique qui nous accueille jusqu’à notre départ vers les montagnes, le temps de se retrouver avec ferveur et de traiter une longue liste de procédures administratives. C’est au hasard d’une piste de Patagonie que nous nous étions rencontrés, elle sur un tandem avec son fils de 5 ans Gabriel, puis lors de notre premier passage au Tadjikistan. Arrivés fraîchement à 4h du matin, le premier café est parfumé par le goût de l’amitié retrouvée. Ça y est, le temps s’est arrêté. Presque deux ans que nous travaillons sur le livre, sur le film, que nous vadrouillons en France à parler de notre tour du monde dans divers festivals, présentations, projections, conférences à tenter d’inspirer le public à aller au bout de leur rêve. Nous voici désormais de nouveau dehors, construisant un nouveau rêve et répondant explicitement à la fameuse question : « Et sinon, vous faîtes quoi dans la vie ? »
D’ailleurs, nous fêtons les retrouvailles en n’engageant pas tout de suite l’aventure bureaucrate. De toutes façons, les week-ends ne sont pas propices aux démarches administratives. Véro et ses amis nous arrachent au jetlag pour nous jeter dans le confort aux abords du lac de Nurek le temps d’un week-end. Le lac artificiel est créé par le plus grand barrage à remblais du monde qui alimente 90% du Tadjikistan en électricité. Une bonne partie de cette énergie est revendue à d’autres pays d’Asie centrale. Le soir, les couleurs des montagnes enivrent le voyageur sous la lumière vespérale.
Douchanbé
Vision d’horreur d’un hummer limousine rose pétard au hasard d’une rue. Nous qui venons explorer la singularité d’un pays lointain, nous trouvons évidemment les relents d’une extravagance outrancière que toute capitale du monde vomit dans ses propres rues. Ce n’est pas parce que nous sommes à des milliers de kilomètres que tout est différent. La mondialisation, comme son nom l’indique, est partout. Il nous incombe d’aller chercher le reste, ce qui justement la différence.
Celle-ci ne tarde d’ailleurs pas à créer des liens. Nous avions oublié qu’engager le dialogue en Asie centrale était si évident. Déjà friands d’aborder le moindre étranger de passage dans la rue, les tadjiks, quand ils ne vous interpellent pas d’un tonitruant « Откуда ты ?» (prononcer « Otkuda ty? », « D’où viens-tu ? »), finissent assez vite par vous serrer la main avec un large sourire. Autant dire qu’avec des fat bikes en bambou, arpenter les rues de la ville sans taper la causette relève de l’exploit et c’est tant mieux ! C’est avec fierté que nous expliquons que nos monstres vélocipédiques sont issus d’un savoir-faire français authentique : les concepteurs et amis de chez In’bô. Déjà se passe ce que nous sommes venus créer : la rencontre d’une identité française avec un peuple éloigné. Pas de surprise, la différence provoque l’échange. C’est plutôt la vitesse avec laquelle il se crée qui nous fascine en ce début de séjour.
Pourtant, nous le savions, la rapidité n’est pas le fort des administrations d’Asie centrale. Nous ne rentrerons pas dans le détail de la semaine nécessaire pour dénouer un sac de noeuds : « Bienvenue au Tadjikistan », pour vous « enregistrer », chose conseillée par l’ambassade à Paris, il nous faut « une lettre d’invitation en russe, pas en anglais », le lendemain « il faut payer » (sans savoir exactement quoi ni combien), puis « la personne n’est pas là, repassez demain » puis le surlendemain « vous ne pouvez pas avoir une adresse chez un ressortissant non tadjik pour vous enregistrer » puis par l’aide de l’organisme CESVI qui nous écrit ladite lettre, « vous êtes en retard, vous écoperez d’une amende de 250€ chacun (!) » et enfin, plusieurs coups de fils plus tard, « vous n’avez en fait pas besoin de vous enregistrer, voici vos accréditations »… Quasiment une semaine de perdue, de quoi se forger déjà un recul sans même avoir pris la route et apprécier la « qualité » des administrations françaises.
Maison des artistes, Aga Khan Foundation et autres rencontres
Un temps d’attente peut être apprécié lorsqu’il est vécu avec le bon état d’esprit. Entre deux rencontres bureaucrates infertiles, c’est Gulov Parvin Kukanshoevich qui présente avec fierté la maison des artistes de « Dush », les gens de chez PECTA et Aga Khan Foundation enseignent un peu plus sur la culture du pays et proposent des rencontres prometteuses pour l’objet du film dans la vallée de Bartang et à Khorog, une grande ville du Pamir. Le soir, des experts des montagnes, une française et quelques russes, avisent l’alpiniste débutant des risques liés aux projets ambitieux en haute altitude.
Des français, des tadjiks, des américains et des « cyclos » également hébergés par notre amie Véro viennent assister à une projection gratuite de notre premier film au centre culturel français Bactria. Pour cette diffusion en langue anglaise, nos accents frenchy sur la voix off ne semblent pas entacher l’enthousiasme que suscite le film chez les spectateurs. Après avoir connu notre vécu de trois années, l’ambiance se détend, des sourires s’esquissent et, autour de la notion de rêve, un dialogue fructueux démarre. L’artiste Gulov nous a raconté son histoire la veille, sa passion pour l’art et la culture tadjik, ce soir il découvre nos trois ans sur la route et comprend mieux notre intérêt pour son travail.
Solidream s’invite même au-delà de Douchanbé avec Negar, une amie de Véronique qui travaille à l’élaboration d’une thèse sur le genre, qui montre le film à Kante, village encaissé dans les montagnes Fan, au nord de la ville. Elle s’y rend régulièrement dans le but de mieux connaître le fonctionnement de ses habitants. À son retour elle nous raconte : « Les tadjiks étaient fascinés, vous devriez projeter votre film dans tous les villages du Tadjikistan car votre aventure touche beaucoup les gens. D’ailleurs, à la fin du film, un jeune homme est venu me voir et m’a dit à votre sujet « leur cœur ne vieillira jamais » ».