Jusqu’où a-t-on le droit de voyager ?
Brian : « Quand j’étais en échange Erasmus pour mes études en Norvège en 2009, j’avais un colocataire qui s’appelait Saad, il était pakistanais. Il me disait “tu sais, dans mon pays, c’est différent de ce que vous dites dans les médias en Europe et ailleurs. Les gens sont très accueillants par chez moi et vous ne montrez que les problèmes avec les talibans. Comme vous les français, dans nos repas, il faut que l’on mange du pain, sinon on a l’impression d’avoir encore faim !” me disait-il en s’esclaffant. Mine de rien, il éveillait ma curiosité sur son pays. Pour conclure, il m’invitait en m’assurant “un jour, tu peux venir chez moi au Pakistan, tu verras !” »
On a appris hier que Javier, un voyageur espagnol, a provoqué indirectement la mort de 6 soldats et les blessures de 5 autres au Pakistan. Ils composaient l’escorte sous laquelle il voyageait dans le pays et leur groupe a été victime d’un assaut mené par des hommes armés. Et « il fallait s’y attendre », nous assure la rédactrice du billet du Monde. Que la page Facebook du voyageur rassure sur la bonne santé du voyageur est logique, qu’elle oublie de mentionner le décès des personnes assassinées est clairement une faute. Que le voyageur ait accepté une escorte militaire relève de l’étonnement : cela va à l’encontre de l’esprit du voyageur qui veut s’ouvrir au monde en tant qu’individu. Mais là encore, difficile de savoir dans quelles circonstances il a accepté cette escorte – on ne lui a peut-être pas laissé le choix arrivé à la frontière irano-pakistanaise. Et il y a fort à parier que le fait de voyager sous escorte soit la raison même qui lui ait valu cette attaque. Et de ce point de vue-là, effectivement, ce scénario paraissait bien probable. Pour autant, cela veut-il dire que le Pakistan est un coupe-gorge ?
Mais ce n’est pas notre rôle d’enquêter, les journalistes sont là pour remonter les problèmes en faits et il est clair que le Pakistan est un pays à risque. Des alpinistes ont été assassinés au camp de base du Nanga Parbat cette année par des talibans. Pourtant, de nombreux cyclotouristes empruntent chaque année la route du Karakorum entre la Chine et le Pakistan dans leur chemin vers l’Asie orientale. Dans nos rencontres avec d’autres voyageurs à vélo, beaucoup retenaient les Pakistanais comme l’un de leur peuple favori. « Leur sens de l’accueil est incroyable ! » nous assurait-on. À tel point que nous avons nous-même hésité à emprunter cet itinéraire pour notre retour en Europe. Il en va de même pour l’Iran, qui jouit chez nous d’une mauvaise réputation médiatique (et dans l’opinion publique occidentale en général) et qui contribue à mettre dans le même panier tous les pays d’Asie Centrale de la même consonance. Pourtant, c’est bien la bonté des Iraniens qui nous a aidé à traverser le Turkménistan. Et ça n’est qu’un seul exemple de notre expérience.
La question qui se pose est donc : jusqu’où a-t-on le droit de voyager ? Javier a pris des risques, éventuellement fait de mauvais choix et cela a coûté la vie à des hommes. Nous en sommes extrêmement attristés. Loin de nous l’idée de minimiser cette perte, elle est très grave. Et lui-même semble ne pas avoir communiqué sur l’ampleur des faits et son ressenti. Mais de là à dire qu’il n’aurait jamais dû entrer dans le pays, c’est renoncer au principe d’extériorité qui constitue l’essence même du désir d’ailleurs. « Que tous les hommes soient frères est une vérité abstraite tant que je n’ai pas éprouvé une fraternité concrète en face d’un homme en chair et en os », nous enseigne Pascal Bruckner. Et qui ne prend jamais de risque arrête sa vie au point de départ. Que dira-t-on des risques pris par les journalistes sur les fronts de guerre ? Les récents assassinats d’otages, et ceux qui sont encore détenus ? Doit-on leur jeter la pierre ? S’il est légitime de dire « Combien d’orphelins pour un cycliste étranger ? », on peut aussi dire la même chose de ceux qui remplissent nos chers journaux, télévisions, sites d’information… Et là, ce serait Reporters sans Frontières qui s’offusquerait. À raison. Mais pourquoi les journalistes auraient-ils le droit au monopole du risque après tout ? Alors quoi, on ne va quand même pas créer « Voyageurs sans Frontières » ?!
Les risques sont intrinsèques au progrès. Sauf qu’aujourd’hui, on préfère celui pris à la vue des courbes du CAC 40 devant un écran d’ordinateur. S’offusquer devant iTele et se forger une opinion par procuration en continu, n’est-ce pas aussi prendre le risque de devenir ignorant sans le savoir ? Où se situe le vrai risque ? L‘aventure, par définition, c’est sortir de sa zone de confort. Visiter un pays à risque, personne ne peut nous l’interdire, sinon les autorités du pays elles-mêmes et là au moins c’est clair à la frontière. Donc au regard des différentes lois, il semble que la réponse à la question de cet article soit évidente. Lorsque nous étions au Venezuela, nous avons été mis en garde plusieurs fois sur l’insécurité qui y règne – idem au Honduras ou au Salvador. Nous avons été bien accueillis et avons échangé avec des hommes qui valaient la peine d’être rencontrés. Une poignée d’extrémistes ne sont, par définition, par appellation même, que la partie marginale d’un peuple dont l’identité a bien plus à faire valoir. Que reste-t-il alors pour empêcher notre départ si le désir y est ? Les « on dit ».
Doit-on s’empêcher de partir à cause d’un a priori ? La France, lieu de nos préjugés, laisse elle-même échapper par endroits des relents de crainte ou d’agressivité rarement vus ailleurs. Il en reste à croire que le seul endroit où nous nous sentions bien soit notre chez soi bien gardé. Ce climat est entretenu via la télévision par une spirale sans faille : par l’entremise des images de violence, le cocon du spectateur s’épaissit et, à travers les murs, il plaint ceux de l’autre côté du poste. Les problèmes faisant vendre, ce spectacle affolant sur l’extérieur ne demande donc qu’à être entretenu. Bref, le système se suffit à lui-même et perdure. Les images de bombardement en bombardement d’images : une efficace artillerie destinée à écraser la curiosité. Si nous écoutions trop les médias, nous aurions peur de nous promener à Marseille. Pourtant tout le monde connaît Marseille, cela reste une chouette ville, d’ailleurs capitale européenne de la culture l’an dernier. Marseille est le Pakistan de Javier : on aimerait aller s’y balader, mais il y a des endroits déconseillés. Et c’est partout pareil. Quelle est la raison fondamentale qui nous ferait croire qu’il en serait bien plus différent pour le Pakistan ?
Il est évident que partir à l’aventure en croyant aux Bisounours, c’est aller au casse-pipe. Nous serions les derniers à aller nous balader naïvement dans les régions Syriennes en tension, et pourtant il s’y trouve de braves gens qui, en dépit des conditions actuelles, feraient preuve d’humanité. Et c’est bien cela que le voyageur vient chercher, l’humain. D’ailleurs, des journalistes se rendent tout le temps dans les endroits à risque, pour faire leur métier, assouvir leur passion, vivre la vie qu’ils ont choisi. Voyager, c’est aussi, pour certains, une vie choisie. De la même manière que les reporters foulent parfois les frontières illégalement pour le bien de l’information, le voyageur se risque parfois à outrepasser certaines règles (légales ou de bon sens). Quand on part, on ne s’attend à rien, et c’est bien pour cela qu’on le fait.
Morgan : « Les notions de risque, de liberté et de sécurité sont bien abstraites. Elles diffèrent tellement d’un individu à l’autre que j’en arrive à me demander si nous parlons bien la même langue. En revanche, je crois que chacun d’entre nous, quelque soit notre éducation ou nos origines, comprendra la légitimité de cette affirmation : la quête du bonheur, dans le plus grand respect d’autrui, doit guider chacun de nos pas. Mais dois-je rappeler qu’il n’existe pas de voie sans effort ? Il est parfois nécessaire de repousser un peu sa propre frontière du risque. Il est bon aussi de s’avouer que l’on privilégie la sécurité routinière à la liberté révolutionnaire pour le plus grand bonheur de nos dirigeants. Le voyage quant à lui n’est qu’un outil dans la quête du bonheur, il en existe beaucoup d’autres. Mais ce qui compte, pour ceux qui ont choisi cette voie, est de savoir jusqu’où va son envie de voyager ? »