Le voyage créatif ou la créativité du voyage – Partie 3 : le partage
Cet article est le deuxième d’une série de trois articles (voir la première et la deuxième partie) rédigés par Isabelle Gilbert, formatrice en créativité. Elle développe actuellement une méthodologie autour des récits d’itinérance, réels ou imaginaires, appelée le Processus de quête. Dans ses carnets, elle esquisse des liens entre la créativité, les découvertes artistiques et les explorateurs en tous genres. Un peu par curiosité. Un peu par nécessité. Surtout par passion pour les parcours de « ces Don Quichotte qui relient leurs rêves à la réalité.»
Elle porte un regard novateur sur le voyage en le considérant comme un processus créatif. Elle illustre cette analyse sur le cas du tour du monde à vélo Solidream. Son site : http://www.sfumato.fr/
Partie 3 : De la solidarité à l’intelligence collective
La cohésion d’équipe
Feed-back et prises de décisions
La particularité de l’équipe Solidream réside certainement dans le fait d’avoir réussi à rendre l’aventure collective, et ce, à bien des niveaux. Le fait de revenir à trois, comme prévu, est rare. Les routes sont jalonnées de voyageurs à vélo qui, partis à 2 ou plus, se retrouvent seuls à continuer la route à la suite de désaccords profonds. Quand le voyage est à ce point physique et que la promiscuité est grande, il faut avoir les nerfs solides et la communication fluide pour ne pas briser le lien qui unit à l’autre.
« Il n’y a qu’une règle dans notre groupe : dire ce que l’on pense, ne rien garder pour soi. En contrepartie l’autre doit accepter les remarques et critiques. Les difficultés résident souvent dans les prises de décisions. Nous distinguons deux types de situations. Les décisions personnelles et subjectives : qu’est-ce qu’on mange ?, quelle est la plus belle photo à mettre sur le site web ?, où est-ce qu’on plante la tente ?… Les décisions dans l‘intérêt du projet Solidream : s’arrêter pour prendre une photo alors que nous sommes épuisés et sous la pluie, faire un détour pour aller sur internet et mettre à jour le site…Dans le premier cas nous fonctionnons en 2 contre 1. Si deux sont d’accord sur une solution, nous l’adoptons ! Dans le second cas, nous nous sommes entendus pour toujours accepter une initiative en faveur de notre projet. Ainsi il suffit qu’un seul d’entre nous souhaite s’arrêter pour faire une photo ou filmer une séquence pour que nous nous arrêtions sans discuter ! »
Faire le lien passé-présent-futur
Les retrouvailles familiales
Dès la préparation du projet, Solidream propose à leurs amis et familles de les rejoindre à des moments et temps donnés.
« Envie de rencontrer des gens, mais pas de paraître comme des touristes de passage. Paradoxalement nous ne souhaitons pas nous éloigner de ceux que nous aimons, mais au contraire profiter de cette aventure pour réunir nos proches, nos amis, nos familles… » La naissance du projet Solidream
Cette déclaration contraste avec les raisons habituelles de départ, mais pourquoi pas. On ne demande qu’à être convaincus. Ils proposent, initient et finalement fédèrent autour d’une aventure qui prend parfois une ampleur collective surprenante. En Amérique du Sud, Siphay rencontre pour la première fois son demi-frère. Et au Laos, il parvient à réunir sa famille.
« Environ 12 personnes sont susceptibles de faire le déplacement depuis l’Hexagone dont mes oncles, mes cousins, ma mère, et peut être aussi l’aïeul selon son état de santé. De temps à autre, seul dans mon coin, rien qu’en imaginant cette réunion de famille, je suis profondément ému. » Solidream, Siphay, p177
L’intelligence collective
De la solidarité à la synergie
La solidarité humaine, ils l’expérimentent en étant reçus chez les habitants qui les recueillent plus de 600 nuits partout dans le monde. Ils confirment ce que disent les nomades contemporains, les plus pauvres ouvrent volontiers leurs portes et partagent avec enthousiasme le peu qu’ils ont. Quand Solidream part en quête de solidarité, c’est dans le sens latin du terme in solidum « pour le tout ». Il est question pour eux d’offrir ce qu’ils peuvent en chemin (coups de main, conseils, radeau). Comme s’ils cherchaient finalement à dénicher une énergie particulière dans l’échange. Si bien que s’ils initient un élan, ils se font aussi parfois surprendre par cette synergie, qui les dépasse et les émerveille.
« Depuis notre arrivée à Auckland, trois semaines auparavant, nous avions pour objectif de descendre un cours d’eau en bodyboard. Autour de cette volonté commune, les rencontres se sont succédé d’une question à l’autre, d’un coup de pouce au suivant. Les uns nous proposaient des casques, d’autres de vieilles planches en polystyrène, tandis que les derniers offraient leurs conseils. C’est ainsi que l’idée première s’est transformée en relais d’instants partagés menant à l’accomplissement d’un modeste rêve devenu réalité. »Solidream, p 152
« Cet épisode amène à se demander si les rencontres se font vraiment par hasard ou si les personnes ne seraient pas connectées à une certaine longueur d’onde qui les rapproche ou les éloigne. » Solidream, p122 à propos d’amis rencontrés lors du premier tour du monde en voilier de Morgan lorsqu’il était enfant et retrouvés par hasard à Olympia.
Être et transmettre, la congruence
L’exemple de Solidream avant, pendant, après
Après le cercle de leurs proches, des personnes rencontrées en route et celui de leurs « familles adoptives », le cercle de partage le plus large qu’ait initié Solidream, et qui regroupe aussi tous les cercles précédents, c’est celui que j’appellerais le cercle de « l’auditoire ». Ce sont les personnes à qui ils ont transmis leur expérience, pendant ou après, le public attentif qui découvre leur épopée. Ce sont les élèves et professeurs de l’Universidad Autonoma de Chile où Solidream est invité à faire une conférence dans le cadre de cours sur l’innovation, la gestion des risques et l’entrepreneuriat. Ce sont les téléspectateurs des journaux télévisés auxquels ils sont invités, les lecteurs des magazines dans lesquels ils sont interviewés. Et surtout, ce sont les internautes qui suivent leurs péripéties tout au long des 3 ans grâce à leurs chroniques littéraires et audiovisuelles postées sur le site.
Ils communiquent avant, pendant et après leur tour du monde. Le pari est culotté d’annoncer à l’avance la réalisation d’un projet d’une telle envergure. Même si à ce moment-là, ils n’ont pas encore l’audience qu’ils ont aujourd’hui. Mais le pari est aussi celui de partager en chemin les péripéties qu’ils vivent. De montrer le chemin en train de se dessiner sous leurs roues. Ainsi les premières vidéos des premiers jours sont toujours accessibles sur le site et permettent de retracer l’évolution géographique mais aussi technique de l’épopée Solidream.
Là où les blogs de voyageurs privilégient les anecdotes privées, ils parviennent à prendre du recul dans la narration alors même qu’ils sont encore dans l’action ! Et pour cela, ils mettent en place un rythme à 2 temps, ils roulent beaucoup et s’arrêtent longtemps :
« En semaine, nos journées sont consacrées au travail de montage vidéo, de photo et d’écriture. […] Solidream n’a jamais été considéré par notre équipe comme des vacances au long cours mais bien comme un projet solide avec des valeurs et des objectifs précis. » Solidream, p158 à Sydney
Conclusion
L’épopée créative
Ce qui m’intéresse particulièrement dans ce voyage créatif, c’est le désir de raconter autant que d’expérimenter. Il y a une alternance action/narration telle que je me demande à quel point l’un et l’autre se sont influencés. Peut-être est-ce la mission des écrivains voyageurs. Questionner l’aventure, provoquer l’histoire. Et l’arrivée du numérique comme support des récits d’itinérance change quelque peu la donne.
« Via notre site internet, les gens ont fait des dons. On a vraiment constaté que c’était la qualité de notre travail, l’engagement dans notre travail, dans le partage qu’on avait décidé de faire à travers nos films, nos photos, nos textes, c’est ça en fait qui a payé. Les gens ils se sont dit “ha ils le font réellement et apparemment ils le font bien, ils le font avec passion, ils le partagent avec leurs tripes, ils font tout ce qu’ils peuvent pour nous faire vivre leur aventure” et c’est à partir de là qu’on a vraiment commencé à avoir du soutien. Et grâce à ce soutien, derrière, nous, on a investi dans des meilleurs appareils photos, dans des meilleures caméras, et du coup la qualité a augmenté et donc les dons ont augmenté. Ça a été le résultat d’un travail de longue haleine. » Allo la planète, Le Mouv’ Janvier 2014
Cinq ans après l’appel de l’Aventure, Solidream entame le récit pluriel d’une épopée créative à travers un livre et un documentaire. Pour eux, l’expérience se transforme en souvenirs. Et ces souvenirs, en nouveaux rêves.
Dans ce temps de convergence, ils passent du récit de l’action à l’action de faire récit, sens étymologique du terme « épopée ».