Marche hivernale solitaire en Catalogne espagnole
À la fin janvier, comme presque chaque hiver sédentaire, vient ce moment où le trop plein d’intérieur étouffe. Les écrans nocifs du bureau, le chez soi stagnant et les nouvelles anxiogènes du monde pressent le corps et l’esprit à nous pousser dehors, malgré le froid. D’autres années, je suis parti à l’autre bout du monde pour profiter de chaleurs tropiques, tantôt surfant des vagues marocaines, tantôt arpentant des montagnes parées de forêts équatoriales, fermant allègrement les yeux sur mon empreinte carbone. Honnêtement, je n’aurais peut-être pas dit non cette année encore, mais pas un copain ou copine disponible cette semaine-là pour partager une virée lointaine.
Pourquoi ne pas goûter à une semaine hivernale en Europe alors, moi qui n’ai pour ainsi dire jamais voyagé seul, malgré toutes nos pérégrinations ? « Pourquoi pas », comme le bateau de Charcot, voilà le seul motif de départ en Catalogne espagnole, entre forêts, villages médiévaux et plateaux du piémont pyrénéen espagnol. La seule motivation était la proximité, une vague envie – en réalité une excuse – de témoigner que voyager sans avion est à portée de main, et, avouons-le, la météo clémente lors d’une semaine particulièrement pénible « partout ailleurs », comme dirait la miss météo.
À La Jonquera, des rangées de camions sont postées devant des supermarchés remplis de charcutaille soldée et de clopes au rabais. Un type louche repère ma veste verte fluo de loin et essaye de me vendre de la came, paraît-il que c’est bon marché ici. C’est aussi un repère pour français en mal de prostitution pas chère et légale. Je bouge installer mon bivouac dans les bois à 3 km de là, histoire de fuir la laideur de cette ville-carrefour et le brouhaha du trafic. Je passe devant le lit de fortune d’un sans-abri au milieu du tunnel piéton sous l’autoroute. Sorti de là, un panneau indique « chemin de Saint-Jacques de Compostelle ». Amen.
« J’ai connu des départs plus joyeux. Il aurait pu l'être mais là je n’ai personne avec qui rire du tableau. Du coup je trouve ça plutôt grave du fond de mon bosquet. »
J’ai connu des départs plus joyeux. Il aurait pu l’être mais là je n’ai personne avec qui rire du tableau. Du coup je trouve ça plutôt grave du fond de mon bosquet, mon esprit encore embué d’un trop-plein de fatalité du monde civilisé : gilets jaunes, inégalités, effondrement… Je revendique intérieurement mon droit à la pause mentale et au réenchantement, fut-il froid et solitaire. Soudain, « bam, bam, bam !! ». Les chasseurs dominicaux canardent le crépuscule. Heureusement, j’ai le sommeil facile et demain c’est lundi.
Les premiers jours passent vite et sous un seul dénominateur commun : je me sens seul et sans point de vue, piégé sous la canopée silencieuse de janvier. Pas de vent pour faire bruisser les branches, seuls quelques rares mésanges chantent des notes précieuses. Pour autant, je suis content d’être en mouvement. Je boucle des étapes d’environ 30 km, chaque jour est un gâteau dans lequel je me sers allègrement une large part d’effort salvateur. J’expie, sans savoir quoi exactement. Un jour en particulier, une pluie glaçante active une sorte de frénésie marcheuse. Je suis trempé, alors j’avance, ça réchauffe. Deux réconforts pendant ces jours ascétiques : les doux messages de mon âme sœur (qui se demande bien ce que je fous ici à redouter les sangliers) et les tortillas au village entre midi et deux, « y un café con leche por favor ».
Près d’Olot, les sentiers se font noirs par endroits. Non, il ne s’agit pas d’une version ibérique du livre de Tesson, mais les volcans que le GR contourne. Les vieilles fermes austères, gardiennes des fonds de vallées givrés, gagent quelques âmes qui vivent. Les villages médiévaux comme Besalú ou Santa Pau sont délaissés des touristes estivants. J’ai les plaça Major et les arcades du XIIIe siècle pour moi tout seul. Je me sens privilégié, mais bon, pour être honnête, ma sensibilité à l’architecture médiévale a besoin d’être éduquée. Au milieu de tout ça, des drapeaux catalans floqués d’un énorme « Sí ! » témoignent de la lutte indépendantiste du moment. Ça me rappelle que des gens sont en prison pour avoir essayé de mettre en place une démocratie plus directe. Je repars dans les bois.
Les nuits sont froides, mais je suis bien équipé. Je n’ai fait qu’une fois l’impasse sur la douche froide à la gourde, rituel salvateur des années à vélo avec les copains. Ce soir, en pleine séance d’étirements, un sanglier vient gratter la terre à côté de mon bivouac. D’abord tenté par le faire fuir, je me ravise en refermant l’entrée de la tente efin d’éviter son regard. Le bougre reste là 2 bonne minutes, il a dû me sentir. Je patiente, perplexe, avec mon bâton de marche comme ridicule défense. La bête, non sans grognements, finit par détaler. Je sors la tête : je suis esseulé, mais soudainement bien avec moi-même sous le ciel pur.
J’ai déjà fait pas mal d’efforts, mais pas un seul endroit où se parer d’une vue-récompense, la petite victoire usuelle du marcheur en montagne. Je prends enfin un peu de hauteur sur l’altiplano de Collscabra. Comme un gamin, je marche sur les flaques d’eau gelées, et ça craque ! Malgré le vent du nord soutenu, mon esprit regarde vers le lointain. Je profite. À 1000 m d’altitude, j’admire le relief boisé en contre-bas et le cours d’eau qui serpente. J’hésite, comme toujours, en croisant le regard hébété des bovins : dois-je comprendre qu’elles m’admirent de leurs gros yeux ? Ou se moquent-elles, semblant dire : « nous, on est là tout le temps mon gars, pourquoi t’es pas venu avant ?! » Après avoir longuement discuté du regard avec les vaches, je longe une falaise abrupte, drapée d’une brume mystifiée par les rayons matinaux. J’imagine les Flying Frenchies s’élançant de la face vertigineuse : est-ce qu’il y aurait assez de hauteur pour une de leurs cabrioles circadiennes ? Que ces poètes aventuriers soient sanctifiés, eux qui agrémentent l’imagination des âmes esseulées.
« Je pense à ma tribu à moi : ils auraient adoré grimper ce cube massif ensemble, piédestal au-dessus des inquiétudes du monde à ras le sol. Joie nécessaire de la solitude : passer du temps avec soi-même pour mieux choyer les siens. »
J’aborde un gros bloc de pierre, ancré par un miracle géologique au milieu du plateau herbeux. Je pense à ma tribu : ils auraient adoré grimper ce cube massif ensemble, piédestal au-dessus des inquiétudes du monde à ras le sol. Joie nécessaire de la solitude : passer du temps avec soi-même pour mieux choyer les siens. « On reviendra ici », me dis-je. Je pense à chez moi, à la saveur des retrouvailles, aux bonnes résolutions dictées par mon humeur revigorée, au poêle frétillant en rentrant. Je ne suis déjà plus seul, et c’est peut-être ça le paradoxe jouissif de la marche solitaire. J’avance encore 2 heures sur l’asphalte descendant à Vic avant d’être pris en stop. J’évoque avec le conducteur la crise espagnole, les camisetas amarillas (mauvaise traduction des « gilets jaunes ») et le chaos mondial généralisé. C’est donc reparti pour un tour dans les turpitudes d’en bas, mais avec un peu plus d’oxygène.
En savourant l’ultime tortilla pour me récompenser de ces 120 km à pied, je réalise sur un topo que le bloc en question se nomme El Jardí Secret.