Où est la vallée du loup ?
Dans Métaphysique Aristote écrivait « Ce fut l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. ». Si l’étonnement est souvent cité comme étant la base de la philosophie, n’est-il pas aussi ce qui pousse le voyageur à parcourir des terres inconnues ?
Des nuages de moustiques pourchassent nos mollets à rendre fou le plus sage des Alaskains. Rester au-dessus des 12 km/h nécessaires à semer les escadrons de vampires ravivent quelques souvenirs du grand nord américain. Trois ans en arrière nous faisions 195 kilomètres sur une piste difficile et plus de 2 500 m de dénivelé positif dans la même journée tellement ces insectes nous menaçaient à chaque arrêt. Aujourd’hui, loin du cercle polaire, les lacs jumeaux Shorkul et Rangkul, à l’est du Tadjikistan, offrent une zone humide propice au développement de nos bourreaux. Quelle surprise à 3 800 m d’altitude !
À l’entrée du village de Rangkul, une tour militaire abrite un pauvre jeune homme en tenue de guerre. La mitraillette en bandoulière, il nous observe faire le plein d’eau au puits avant de disparaître derrière l’horizon tandis que nous roulons vers le sud. L’équipe, comme souvent, choisit de quitter la piste pour aller vagabonder dans les vallées plus retirées. Il n’y plus de traces sous nos pneus et c’est tout naturellement que nous choisissons la vallée de gauche lorsque le choix se présente. La pente est douce, l’eau rare et les marmottes nombreuses. Elles sifflent l’alerte dès qu’un potentiel prédateur s’approche, observent quelques instants et s’en vont subitement dans leur terrier. Le lièvre adopte un comportement plus solitaire, moins coopératif. Il se fige, complètement immobile, et quand la menace est jugée trop proche il détale à une vitesse qui décourage la majorité de ses prédateurs parmi lesquels on compte renards, loups et léopards des neiges. Dans cette effervescence de vie, nous installons notre tente le long d’un ruisseau. Après la douche quotidienne, Siphay s’en va chercher quelques bouses de yak séchées pour allumer un feu, Morgan prépare la popote tandis que Brian immortalise ces scènes.
Il est 6h lorsque nous reprenons notre progression matinale vers le haut de la vallée. La perspective est saisissante et inquiétante à la fois : le couloir naturel pointe vers une chaîne de montagne qui semble faire barrage à ceux qui tenteraient de rejoindre le sud. Avec l’altitude, les premiers yaks apparaissent et signalent la présence de quelques hommes aux environs. Deux kilomètres plus en amont, après les marmottes, ce sont les chiens qui annoncent notre arrivée aux bergers kirghizes. Cette présence humaine serait généralement une raison de se réjouir mais aujourd’hui elle nous fait douter… Sommes-nous bien dans la vallée que nous avions repéré ? Tandis que Siphay s’amuse à faire essayer son vélo aux plus jeunes, nous regardons la carte de plus près et demandons aux anciens comment rejoindre la rivière Aksu. La réponse est sans appel : impossible de passer par cette vallée, il faut retourner 25 kilomètres en arrière et remonter la vallée parallèle plus à l’ouest. Mais comment en sommes-nous arrivés là ? La réponse est simple :
Morgan à Brian : « Je croyais que tu avais regardé la carte et que c’est la raison pour laquelle on avait choisi la vallée de gauche. »
Brian : « Je pensais que c’était toi ! »
Siphay : « Moi je vous ai suivi car j’étais persuadé que vous aviez regardé la carte… »
Après plus de dix ans à mener des projets et voyager ensemble, ce genre de situation arrive encore. Bien communiquer dans un groupe, en plus de la confiance et la tolérance, sont des clés fondamentales pour mieux vivre ensemble.
Il est environ 17h lorsque nous franchissons le col que nous cherchions depuis la veille. À 4 400 m, il nous semble être arrivés au commencement du monde. Toutes les montagnes, éclairées par un soleil bientôt rasant, paraissent vierges, intactes, presque fragiles. Sur la gauche on retrouve du vert éclatant aux pieds des géants et un mélange de rouge, de marron, de violet et d’orange sur les hauteurs. À droite, les ombres ajoutent un peu de mystère, de magie, dans ce décor préhistorique. Attirés par la gravité, nous plongeons sans aucune retenue dans ce tableau vivant, filons à plus de 50 km/h vers la rivière Aksu.
À une centaine de kilomètres de là, le long de l’Aksu, existe Tokhtamish. Les maisons y sont construites de façon aléatoire semble-t-il, difficile de trouver une logique d’ensemble mis à part le puits qui est assez bien centré. C’est une bourgade désolée, sans charme, que l’on trouve sur le chemin pour rejoindre Shaimak, village connu pour être « le plus isolé d’Asie centrale ». Ici les montagnes sont plus raides, plus aiguisées, rappelant les Alpes de chez nous. Nous approchons de la zone protégée de Zorkul située à cheval sur l’Afghanistan et le Tadjikistan. Officiellement c’est une réserve naturelle mais dans les faits c’est probablement une autoroute, « contrôlée » par les militaires et les « rangers », pour l’opium et le haschich qui finira en Europe. C’est étonnant de rouler dans les coulisses d’un tel marché alors que la majorité des consommateurs n’imaginent pas ce qu’ils cautionnent en achetant ces produits là… En injectant de l’argent dans ce circuit, les occidentaux en quête de « sensations » encouragent la violence et la corruption qui règnent dans ces régions. C’est l’effet papillon dans toute sa réalité.
Arrêtés au premier poste militaire, nous palabrons pour convaincre l’homme en uniforme de nous laisser passer : « Non, nous n’allons pas en Afghanistan, nous traversons juste Zorkul jusqu’à Khargush. ». Après avoir jubilé de sa maigre autorité, il rend les passeports accompagnés d’un « davaï » (allez-y) qui nous satisfait pleinement. Le chemin vers le col de Kyzylrabot, à 4 426 m, est coriace. Mais il nous faut franchir cette étape avant de bifurquer vers l’Afghanistan. Ah oui, on a oublié de préciser à l’entrée du parc qu’on cherche une montagne à grimper de plus de 5 000 m et dont le sommet se trouve sur la frontière afghane.