Sur le fil du Grum Grjimailo
La Bartang monte : plus tôt elle s’abreuve en fonte de neige, plus vite elle déverse son surplus sur la ligne sablonneuse et caillouteuse que les hommes empruntent pour la parcourir. Avec ses versants abrupts, la vallée paraît tranchée à coups de hache, une cicatrice dans le toit du monde. Des hommes y survivent l’hiver dans des villages oasis alimentés par une mince ligne d’eau pure venue des altitudes intouchables. Ils la divisent ensuite intelligemment pour irriguer et tenter de s’autosuffire. Vues de loin, les maisons en terre crue paraissent trôner au milieu de terrains de golf dans un désert un peu trop escarpé pour y tenter un swing. L’été, les habitants mettent un point d’honneur à s’enorgueillir devant l’étranger téméraire de passage, celui qui préfère les lignes en pointillés sur les cartes. Ils lui servent le fameux « chaï » et lui étalent tout un tas de mets succulents qu’ils se sont évertués à faire pousser depuis le printemps : abricots, cerises, pommes, patates, pain de blé local… Pour eux, un repas partagé est une bénédiction de Dieu.
Païchambé fait partie de ces hommes-là. Du haut de la solennité de son discours, il s’évertue à nous convaincre que ce monde est un seul et même grand village. Devant la caméra, il nous instruit d’un discours sur l’Islam à faire pâlir une Nadine Morano déjà trop blanchie d’arrivisme : les Pamiris sont des ismaéliens, une branche de l’Islam chiite. Pour des islamistes radicaux, ils sont des djakhiliia, des ignorants ne connaissant pas la vraie foi. Pire que des infidèles, des païens. « They hate us » (« ils nous haïssent ») nous assure notre hôte dans un anglais impeccable, rappelant au passage l’importance de l’éducation pour les fidèles d’Aga Khan, leur leader spirituel. Pourtant il dessine son peuple avec les traits de l’intelligence, par exemple en insistant sur la priorité de l’éducation des femmes. « Les femmes éduquent les enfants. Si elles ne sont pas éduquées elles-mêmes, ce sont les futures générations qui seront ignorantes à leur tour ». Logique imparable d’une projection à long terme. Comme quoi on peut vivre dans la rusticité et être plus prévoyant qu’un trader spéculant sur des actifs pourris.
Il les aime bien nos vélos en bambou Païchambé. On lui dit que c’est de la culture artisanale française moderne. Il admire, enfile nos lunettes en bois. Mais nous le quittons pour nous atteler à une tâche qui nous motive depuis quelques mois : partir à pieds en montagne vers les hautes altitudes. Nous débarquons dans le village de Pasor, au pied du glacier Grum Grjimailo que nous souhaitons apercevoir au bout de quelques jours de marche. Ce nom imprononçable est celui d’un entomologiste qui vint dans le Pamir à la fin du XIXe siècle et rapporta quelque 12 000 espèces d’insectes alors inconnues de la science. Dans la vallée menant sur ses traces, c’est nous qui jouons aux fourmis en alignant une première journée de dix heures de marche. L’endroit est vide de toute activité humaine. Seuls un petit pont en branches et un amoncellement de cailloux faisant office de cabane sert au berger du village à y venir 3 mois dans l’année avec ses quelques bêtes. Sa famille monte régulièrement pour lui apporter des repas. Nous, nous dégustons du sarrasin réhydraté dans une gourde près d’un lac étendu, du genre coloré par la pureté des cimes : une nappe bleu électrique qui repose au fond d’un vase naturel ocre depuis lequel nous levons les yeux toujours plus haut pour toiser les mastodontes à presque 7 000 mètres. Il semble que nous assistions à une symphonie où les sommets communiquent en reflets de lumière et par échos de chutes de glace. Nous sommes dans un stade où la beauté du jeu est dans les tribunes qui nous entourent.
Le lendemain, départ à l’aube où les premiers pas craquellent la glace de quelques ruisseaux cristallisés par le froid de la nuit. Il ne fait pourtant pas si frais lorsque le soleil passe au-dessus des premières lignes. L’atmoshpère se réchauffe vite à mesure que nous avançons le long de la rivière qui s’épaissit comme si le cœur du glacier battait plus fort à chaque nouveau rayon. Quelques pans de neige plus loin, la glace est mêlée à la terre et le sol craque. Avec nos modestes tennis, nous appréhendons de marcher sur la moraine. Plus haut, au milieu des cannelures, le glacier ruisselle sous nos pieds. Nous enjambons parfois quelques minces failles béantes et redoutons une mauvaise blague des éléments près des mares encore vitrifiées. Le soleil ne tape pas, il tambourine sans répit, catalysé par l’altitude et l’air pur. Nous n’avions pas anticipé ce danger et espérons l’arrivée au col comme des enfants s’impatientent de la fin de l’étape. L’amphithéâtre monumental nous baigne dans un silence sidéral à peine perturbé par le frou-frou de la neige sous nos pas. Le col est repoussé à chaque nouvelle arête atteinte qui en découvre aussitôt une nouvelle. Les UV abasourdissent tranquillement, à petit feu, comme une perfusion toxique injectée au goutte à goutte.
Enfin le glacier au nom tordu se dévoile, récompense de 5h de marche depuis le camp de base. Une langue de glace descendant tout droit du pic Révolution à 6 974 m. À 4 600 m, nous renouons avec les hautes altitudes que nous n’avions pas côtoyées depuis la Chine, il y a plus de deux ans. Quelques congratulations collectives et une redescente sous la menace d’une météo hasardeuse plus tard, l’équipe savoure ce nouveau défi relevé. Qu’avons-nous : peu de moyens techniques mais une volonté certaine, le tout allié dans la solidarité de l’équipe. Évidemment, nous avons déjà la tête ailleurs, le Pamir est un terrain de jeu infini. Le pouvoir de l’imagination créatrice mène au-delà de l’instant présent tout en lui donnant plus d’intensité et de saveur.
L’imagination n’est pas, comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité.
Gaston Bachelard, L’eau et les rêves — Essai sur l’imagination de la matière